C’est devenu un lieu commun, une affirmation que bien peu ne songent à contester, une assertion reprise en cœur par les médias et dans les médias : "Vauban a construit la citadelle de Blaye pour protéger Bordeaux".
On remarquera par ailleurs que cette déclaration péremptoire est assez valorisante pour les Bordelais qui, faut-il le rappeler, ont une fâcheuse tendance à considérer l’estuaire en général et le Blayais en particulier comme une zone d’intérêt secondaire…
Or, qu’en est-il réellement ?
Ce qui paraît être une évidence de prime abord n’est en réalité qu’une erreur historique grossière, somme de raccourcis et d’approximations, révélatrice d’une ignorance manifeste des circonstances dans lesquelles ce que nous appelons aujourd’hui "le verrou de l’estuaire" a été érigé.
C’est pour combattre cet état des choses et rétablir la vérité que nous avons décidé d’aborder ce sujet particulièrement irritant pour ceux qui s’intéressent un tant soit peu à l’histoire du Grand Siècle en général et à celle de Blaye en particulier.
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Pour comprendre la genèse des décisions prises par les plus hautes autorités du royaume à propos des fortifications de Blaye à la fin du XVIIème et percevoir la complexité de l’époque, il est indispensable de commencer par s’intéresser à ce que fut très concrètement cette place dans les siècles précédents l’édification de la citadelle.
En premier lieu, l’on ne peut qu’observer la position géographique exceptionnellement privilégiée de Blaye à une époque où les déplacements se font à pied, les transports en charrette et où les marins n’utilisent que la voile, éventuellement assistée par la rame, pour faire avancer leurs bateaux.
Durant des siècles, l’impossibilité technique de construire des ponts sur les voies d’eau trop importantes, tels que la Garonne et la Dordogne dans la partie inférieure de leur cours, a transformé ces rivières en autant d’obstacles à la circulation des hommes et des marchandises. [1] Ainsi, pour les voyageurs venant de l’Aunis, de la Saintonge, ou débouchant du seuil du Poitou et se rendant à Bordeaux, voire plus au sud vers Bayonne et l’Espagne, Blaye était le point de passage le plus commode puisqu’il permettait de ne faire qu’un seul transbordement au lieu de deux. De plus, la position de la ville sur la rive droite de l’estuaire offrait la possibilité aux gabarres, comme d’ailleurs aux navires de haute mer ou à ceux, forts nombreux, qui pratiquaient le cabotage, de profiter pleinement du courant de marée pour aller vers Bordeaux et du courant naturel du fleuve, lors du jusant, pour en revenir. [2]
En second lieu, étant un point de passage beaucoup fréquenté, la ville de Blaye était tout naturellement une place économique florissante. Il est vrai que l’important commerce des provinces situées au nord de la Charente avec Bordeaux avait pour effet d’amener sur les rives de la Gironde une grande quantité de marchandises de toutes sortes pour y être ensuite chargée sur des gabarres. A ce flux incessant venait s’ajouter celui circulant sur la rivière et tout cela générait une activité intense, source de profits pour les particuliers, certes, mais également pour les autorités, ces marchandises étant soumises à l’octroi, payable en monnaie sonnante et trébuchante ou bien encore en nature. Par ailleurs, la place de Blaye pouvait être également fort lucrative pour celui qui, désigné gouverneur, n’était pas très regardant sur la probité.
En troisième lieu, il est évident qu’un tel carrefour ne pouvait être laissé sans protection ni surveillance. [3] Cela a débuté dès l’époque gallo-romaine par la présence permanente de quelques dizaines de soldats ("Milites Garonenses") chargés de veiller sur ce point de rencontre entre la voie fluviale girondine et la voie terrestre venant de Bordeaux ("Burdigala") puis continuant vers Saintes ("Mediolanum Santonum"). Plus tard, avec la disparition d’un État structuré ce sera au tour de quelques "hommes d’armes et gens de guerre", parfois aidés par des milices plus ou moins bien armées et motivées, de garder les murailles dominant le point de passage pour assurer la sécurité des habitants, des marchands et de leurs biens. Enfin, l’État redevenant puissant ce sera alors une force de près d’un millier d’hommes qui tiendra garnison à Blaye à la fin du 17ème siècle. Ainsi, aussi loin que l’on possède des traces écrites, notre cité a toujours été une place militaire d’une importance régionale avérée et un site très convoité lui coûtant d’ailleurs plusieurs sièges et destructions (seize au total) à partir du 5ème siècle (déclin grandissant de l’empire romain) jusqu’en 1593, date du siège, le plus long et le plus meurtrier qui laissera la cité exsangue et ses remparts en ruine. Il faudra attendre la construction de la citadelle, un siècle plus tard, pour résoudre définitivement le problème de la réfection desdites murailles, tant celles-ci avaient souffert des huit mois de combats de ce siège.
Enfin, dernières réalités et non des moindres qui ont constitué l’essentiel de la politique intérieure des rois de France durant près de sept siècles : l’agrandissement de l’héritage et l’affermissement de l’autorité royale. Les descendants d’Hugues Capet, élu et sacré roi des Francs en 987, ont inlassablement poursuivi ces deux objectifs et c’est finalement Louis XIV qui parviendra à les atteindre simultanément, ce sera d’ailleurs l’apogée de la royauté.
Pour agrandir le domaine royal, les rois de France ont utilisé tous les moyens possibles, depuis l’achat pur et simple des terres convoitées, en passant par l’alliance matrimoniale lorsque cela était possible, jusqu’aux plus extrêmes, à savoir une conquête par les armes, quand il n’y avait plus d’autres solutions. Et au fil des siècles ils ont globalement réussi puisque le royaume s’est agrandi sans discontinuer.
En revanche, les souverains ont éprouvé d’énormes difficultés à imposer leur autorité sur l’ensemble de leurs terres et à maintes reprises il a fallu employer les grands moyens pour y parvenir… Ainsi en a-t-il été du duché d’Aquitaine et notamment de Bordeaux sa capitale, qui a longtemps posé de graves problèmes de gouvernance. Il est vrai que près de trois siècles de domination anglaise et de traitements de faveur destinés à éloigner cette province des rois de France a fait prendre de mauvaises habitudes à la bourgeoisie locale. Chaque fois que l’intérêt de ses affaires a été menacé, elle n’a pas hésité à entrer en rébellion avec le pouvoir royal, directement ou indirectement par le jeu des alliances avec les ennemis du moment, qu’ils soient Espagnols, Anglais ou Hollandais. [4]
Et cela a laissé des traces profondes, notamment lors des guerres de religion, qui ont duré toute la seconde moitié du 16ème siècle, ou bien encore lors de la Fronde des princes au milieu du 17ème siècle, période insurrectionnelle qui a tant marqué le jeune Louis XIV. [5]
Faut-il rappeler qu’en août 1650, l’épouse de Condé, la propre nièce de Richelieu, est parvenue à soulever Bordeaux et que ce sont les Bordelais, irrités par la mévente de leur vin, qui ont mis le feu à toute la province ? L’armée royale, accompagnée du jeune roi, a dû marcher sur la capitale de la Guyenne et mettre le siège devant la ville. Les assiégés ont attendu en vain le secours des Espagnols durant les deux mois qu’a duré l’affaire et la résistance de ses sujets a indigné Louis à un point qu’on peut difficilement imaginer. A Bourg, où il se trouve pendant le siège de Bordeaux, il pleure des larmes de rage devant son compagnon de jeux Loménie de Brienne, à la pensée qu’un Roi de France est obligé de reconquérir son héritage. Le voyant en pleurs, le jeune Brienne lui dit : "qu’avez-vous, mon cher maître ! Vous pleurez !" "Je ne serai pas toujours un enfant," répondit le Roi, "Mais taisez-vous ! Je ne veux que personne s’aperçoive de mes larmes. Ces coquins de Bordelais ne me feront pas toujours la loi. Je les châtierai comme ils le méritent !".
De surcroît, les mêmes Bordelais récidivaient à son endroit quelques années plus tard puisque c’est de Bordeaux, le 26 mars 1675, que partit le soulèvement connu sous le nom de "Révolte du papier timbré", mouvement qui devait s’étendre dans tout l’ouest du royaume et prendre le nom de "Révolte des bonnets rouges" en Bretagne.
Ainsi, convient-il de garder à l’esprit qu’après de tels agissements Louis XIV vouait aux Bordelais une défiance manifeste quant à leur loyalisme à son égard.
Dans le contexte précédemment évoqué, Blaye pouvait donc apparaître, pour celui qui avait une vision globale des choses, comme une place susceptible de jouer un rôle de premier plan vis-à-vis de la capitale de la Guyenne, forte de sa puissance économique et financière à en devenir insolente, mais tellement vulnérable de par sa position géographique…
L’un des premiers à en prendre conscience fut Louis XI. Rien d’étonnant à cela, car quelques années après la victoire de Castillon et son retour au sein du royaume de France, la Guyenne était enfin pacifiée, mais elle s’avérait difficile à tenir sous l’autorité royale. Éminemment prudent, Louis XI avait donc pris ses précautions en promulguant une ordonnance obligeant tous les navires, qu’ils soient français ou étrangers, à déposer à Blaye les canons dont ils étaient armés avant de poursuivre vers Bordeaux. C’était un moyen efficace de contrôler cette arme nouvelle qu’était l’artillerie et à qui, sous la conduite des frères Bureau, on devait l’essentiel de la victoire sur les troupes de John Talbot à Castillon.
Près d’un siècle plus tard, c’est au tour de Jean-Paul d’Esparbès de Lussan de se rendre compte des partis qu’il pouvait tirer de la place dont il était gouverneur depuis 1586. [6] Catholique zélé et partisan actif de la Ligue, adversaire résolu des huguenots, de Lussan va profiter des troubles liés à la huitième guerre de religion pour s’affranchir de la tutelle royale. En 1590, il s’empare de plusieurs navires anglais venus commercer dans l’estuaire, les arme et constitue ainsi une véritable flottille de guerre capable de surveiller et de bloquer étroitement la rivière à hauteur de Blaye. Cette action audacieuse et totalement illégale lui permettait de rançonner à sa guise les navires transitant par la Gironde. Las de tels agissements qui s’apparentaient, il faut bien le reconnaître, à de la piraterie, les Bordelais demandèrent l’intervention du gouverneur de la Guyenne qui entama le siège déjà évoqué au chapitre précédent dont notre ville mit longtemps à se relever. Au-delà des motivations, hautement critiquables, d’Ésparbès de Lussan, force est de reconnaître que l’idée de fermer l’estuaire était pour la première fois mise en œuvre et avec une réussite indéniable.
Quelques années plus tard, en 1650, c’est au tour du nouveau gouverneur, le duc Claude de Saint-Simon, de prendre conscience des potentialités de la place de Blaye qu’il nomme familièrement "mon rocher". Fidèle au jeune roi Louis durant la Fronde, il a pu constater que des brigantins empruntaient régulièrement la passe du Médoc pour contourner Blaye. Saint-Simon s’adressa par écrit à Mazarin pour lui signaler combien l’autorité royale était narguée et en précisant que seule la fermeture de cette passe pouvait y mettre un terme. L’on comprend aisément pourquoi Saint-Simon proposait d’agir ainsi : pour des raisons militaires, certes, puisque les canons de Blaye n’avaient pas une portée suffisante pour atteindre efficacement l’autre côté de la Gironde ; mais également pour des raisons financières puisque la patache (le "bateau douanier") était dans l’impossibilité absolue, par vétusté, d’aller percevoir les droits dus à la ferme du convoi de Bordeaux [7] sur les navires français ou étrangers qui montaient ou descendaient la rivière. Dans l’un de ses courriers, Saint-Simon précise : "quand il plaira au roi de se faire obéir à Bordeaux et dans toute la province, cela sera très facile par le moyen de Blaye. La première chose qu’il y a à faire c’est de fermer et boucher cette passe […]. Cette réparation est d’une fort grande importance afin de faire passer tout le commerce nécessairement dans le détroit de la place". Quelques années plus tard à Colbert, il parle même "du plus grand passage du royaume par terre et par mer".
Le gouverneur de Blaye n’obtint pas gain de cause en ce qui concerne la fermeture de la rivière. En revanche, ses demandes incessantes et répétées aux plus hautes autorités permirent d’engager une série de travaux destinés à fortifier et embellir la place de Blaye qui en avait bien besoin ("tout est d’une si grande vieillesse et caducité qu’il faut un soin continu pour l’entretien").
Hélas, ces travaux, qui débutèrent en 1663, ne répondaient à aucun plan d’ensemble : une année on colmatait une brèche du côté de la mer, une autre quelque courtine et il en fut ainsi pendant près de 20 ans. Par ailleurs, la place ne correspondait plus aux dernières techniques en matière de fortifications, les murailles étaient trop visibles, pas assez épaisses, facilement accessibles par terre comme par mer. Et finalement ce furent les problèmes financiers qui vinrent mettre un terme à ces améliorations que l’on pourrait qualifier de "décousues" : dès les premiers jours de 1681 les travaux cessèrent.
Ce n’est qu’en 1685 que les choses commencèrent à évoluer sérieusement. L’ingénieur de la place de Blaye avait alors présenté un mémoire pour la restauration du parapet qui venait de s’écrouler, la dépense était importante (elle dépassait les 1000 livres…) et Louvois en personne donna l’autorisation de les entreprendre après s’en être entretenu avec le Roi. En vérité l’on ne sait pas trop si ces travaux ont été réalisés ou pas, car c’est à la même époque que Vauban arriva dans notre cité.
En cette fin d’été 1685, le commissaire général des fortifications est en tournée d’inspection le long de la côte Atlantique. Venant de Bretagne, il poursuit son périple d’île en île : Belle-Ile, Houat et Hoedic, puis Ré et Oléron. Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban remonte ensuite la Gironde et arrive à Blaye, le mercredi 24 octobre 1685.
Après s’être fait présenter la place par François Ferry, ingénieur général des provinces du Poitou, de Saintonge, de l’Aunis, de la Guyenne et du Béarn, l’un de ses amis intimes, Vauban se met au travail avec la hauteur de vue d’un stratège clairvoyant et la méticulosité d’un tacticien hors pair. Ingénieur et soldat à l’expérience déjà solide, le commissaire général des fortifications comprend rapidement les forces et les faiblesses de la position ainsi que ses potentialités au regard des capacités nouvelles que lui offre la technique, notamment celle de l’artillerie. [8] Au terme de six jours de travail intense il élabore deux projets : l’un "à minima" ("le petit dessein") et l’autre plus ambitieux ("le grand dessein"). Dans le premier, il suggère juste de rénover les fortifications et l’enceinte de la ville, alors que dans le deuxième il propose, outre une amélioration additionnelle de ces fortifications, de fermer carrément l’estuaire en construisant deux ouvrages complémentaires, l’un au milieu de la Gironde, l’autre sur la rive opposée. [9]
Et c’est bien là qu’apparaît le véritable génie dont Vauban fait preuve ici à Blaye : son intelligence du terrain lui commande de ne pas se contenter de proposer la modernisation de l’existant, comme cela a été fait jusqu’à présent, mais d’aller plus loin en prenant le contrôle de la Gironde grâce à deux nouvelles fortifications qu’il imagine ex-nihilo.
Il poursuit ensuite son inspection à Bordeaux et l’achève à Bayonne.
Plutôt qu’un examen attentif du contenu de ces deux projets, à vrai dire assez fastidieux pour qui n’éprouve pas une attirance particulière pour l’architecture, il est en revanche très instructif de lire dans le détail la lettre d’accompagnement. En effet, hier comme aujourd’hui, c’est par un tel document que le rédacteur explique l’esprit dans lequel il a travaillé, notamment les objectifs qu’il a cherché à atteindre, pour faciliter la compréhension de son projet et aider à la prise de décision.
Les termes utilisés par Vauban pour présenter son mémoire au marquis de Seignelay (fils et successeur de Colbert comme secrétaire d’Etat de la Marine) dans un courrier parti de Bordeaux, le 5 novembre 1685, ne souffrent d’aucune ambiguïté.
"Voici Monseigneur le projet de fortification de Blaye, tel que je l’ai pu faire, la situation de cette place étant fort bizarre et fort maltraitée des commandements et sa vieille fortification encore plus. J’ai été contraint d’en faire deux desseins pour vous en mieux faire toucher les défauts au doigt et à l’œil et vous donner lieu de pouvoir choisir celui des deux qui vous agréera le plus."
S’en suit un développement de trois paragraphes résumant brièvement les principaux défauts du "petit dessein". Terminant par l’inutilité de la dépense occasionnée par ce premier projet, au regard de l’état actuel des fortifications : "Elle n’est pas assez considérable pour vous devoir faire préférer un mauvais dessein à un fort bon. Le petit n’ayant été fait que pour vous en faire voir l’invalidité à ce que vous en demeuriez d’autant mieux convaincu et que l’on ne vous aille pas faire ci-après un scrupule mal fondé sur la conservation de ces vieilles guenilles."
Vauban aborde ensuite la présentation de son "grand dessein" en insistant sur la valeur stratégique de la position pour peu que l’on sache profiter des circonstances : "Comme l’importance de cette place qui peut être considérée comme maritime, ne regarde pas moins Bordeaux que la sûreté de la côte, il me paraît être de conséquence de se rendre maître de la rivière autant que la disposition du lieu le peut permettre."
Le commissaire général des fortifications propose donc très clairement de prendre les mesures, désormais possibles (grâce à l’apparition d’une île au milieu du fleuve) permettant de contrôler la navigation sur la Gironde. Ce qu’il préconise, "se rendre maître de la rivière", apparaît tout naturellement comme la chance à saisir pour exploiter le véritable potentiel de la place de Blaye. S’en suit la description de la manière dont il envisage de fermer l’estuaire par la construction de deux nouveaux ouvrages en complément des travaux précédemment évoqués, ainsi les trajectoires des canons de ce dispositif se croiseront-elles tout naturellement au-dessus du fleuve.
Enfin, en conclusion de cette lettre, il s’exprime très clairement sur les capacités véritables de ce dernier projet en les mettant en perspective avec les grands enjeux du moment, en matière de politique générale du royaume : "Elle [la citadelle ainsi remaniée] assurera la côte et le pays, et sera une lunette à Bordeaux qu’elle tiendra dans le devoir par les moyens prompts et faciles qu’elle peut contenir en soi s’il lui arrivait de faire la bête et par les difficultés qu’il aurait à se pouvoir communiquer avec les ennemis et en recevoir les secours nécessaires la chose devenant impossible, du moins très difficile par l’occupation des postes proposés sur la rivière.
De plus une telle place ne peut être qu’utile et nécessaire dans un pays remuant où il y a grand abord d’Anglais et d’Hollandais, gens de religion contraire à la nôtre, et qui en trouveraient beaucoup en ce pays-ci de la leur, qui n’ont changé qu’en apparence, joint que dans les provinces éloignées, frontières et maritimes où il y a grand commerce et grandes villes, il est nécessaire qu’il y ait toujours quelques places fortifiées pour tenir les peuples en respect, empêcher les remuements et maintenir l’autorité du roi en vigueur."
Tout d’abord, les deux projets élaborés par Vauban ne sont pas des plans, de tels documents n’étant pas du niveau du commissaire général des fortifications.
Vauban n’a donc pas construit la citadelle.
Il a imaginé le dispositif d’ensemble que nous désignons aujourd’hui par les termes de "verrou de l’estuaire" et a décrit les travaux à effectuer avec suffisamment de précisions pour que ses subordonnés puissent travailler. C’est sous la direction de François Ferry que de nombreux ingénieurs "ordinaires" vont construire la citadelle et ses deux annexes, les plus connus étant :
Quant aux travaux ils seront réalisés par l’entrepreneur général Pierre Michel, sieur Duplessy, qui avait déjà restauré le château où habitait Claude de Saint-Simon (l’antique château des Rudel),
Ensuite, dans ses deux projets, comme dans leur lettre d’accompagnement, Vauban ne parle jamais de "protéger Bordeaux".
Cela n’apparaît nulle part.
En revanche il parle de l’importance de "se rendre maître de la rivière".
Il insiste sur les avantages du dispositif qu’il préconise, à savoir :
Ainsi, en proposant la construction de la citadelle de Blaye selon les dernières normes en vigueur, celle d’une tour à canon au milieu du fleuve et d’un fort en vis-à-vis sur la rive du Médoc, Vauban ne fait que consolider le pré carré qu’il est en train de bâtir depuis 1673. Il en complète la frontière maritime [11] en offrant au Roi la possibilité de fermer à sa guise la porte de la Guyenne, ce qui ne devrait pas manquer de mettre un terme aux velléités de rébellion des "séditieux bordelais".
La citadelle de Blaye n’a donc pas été construite par Vauban pour protéger Bordeaux.
Pièce maîtresse d’un dispositif militaire comprenant trois fortifications, elle a été imaginée par Vauban pour contrôler la navigation sur la Gironde, dans les deux sens, et affermir l’autorité royale vis-à-vis d’une ville riche et puissante qui, maintes fois, a privilégié ses intérêts particuliers par rapport à l’intérêt général du royaume.
Il suffit d’étudier l’histoire de Bordeaux pour se rendre compte qu’à partir du moment où le verrou a été actif, cela en a été fini des "coups de sang" bordelais.
Ultérieurement et notamment à la fin du XIXème siècle, la ville ne montrant plus aucun désir de révolte, il conviendra de protéger son commerce et, pour cela, l’État utilisera à nouveau le verrou imaginé par Vauban, mais cela est une autre histoire...
[1] Avant 1822, date de mise en service du pont de Pierre à Bordeaux, le premier pont sur la Garonne se trouvait à Tonneins, soit à quelques 85 km à vol d’oiseau de Bordeaux ; quant au premier pont sur la Dordogne il était situé à Bergerac, à près de 90 km, toujours à vol d’oiseau, du bec d’Ambés.
[2] La vitesse du courant est bien évidemment dépendante de facteurs en constante variation selon les périodes de l’année et les conditions météorologiques (coefficients de marée, largeur de l’estuaire, débit de la Garonne et de la Dordogne qui s’opposent à l’intrusion massive des eaux de l’Atlantique, force et direction des vents, etc.). Pour fixer les idées, on peut estimer que dans le chenal de Saintonge, où les courants sont les plus forts, leur vitesse atteint et même dépasse régulièrement les 5 nœuds, soit environ 9 km/heure.
[3] L’éperon rocheux sur lequel se trouve aujourd’hui la citadelle est le dernier mouvement de terrain dominant franchement l’estuaire avant celui de Talmont situé 50 km plus au nord. En outre, la largeur de la Gironde à cet endroit, de l’ordre de 3 km, facilite l’observation alors qu’elle la rend plus aléatoire à Talmont où elle atteint les 10 km. Cela bien évidemment avec les moyens d’observation de l’époque…
[4] Si certains historiens glorifient ce penchant des Bordelais pour la sédition en utilisant les termes de "Bordeaux, la rebelle", l’on serait tenté de répondre qu’en considérant les choses d’une manière plus pragmatique, l’expression "Bordeaux la cupide" paraît tout à fait de circonstance pour qualifier cette propension à privilégier les intérêts particuliers à ceux, supérieurs, de l’État.
[5] Le Roi n’oublia jamais cette rude nuit du 5 janvier 1649, quand on l’a tiré du lit à 3h00 du matin pour l’emmener en cachette au château de Saint Germain où il a dormi sur un tas de paille. Il avait alors 10 ans.
[6] Jean-Paul d’Esparbès de Lussan, seigneur de La Serre, de la Garde, de Saint Savin, de Vitrezai, capitaine de la 1ère Compagnie des Gardes-du-corps du Roi, maréchal de camp, sénéchal d’Agenais et de Condomois et enfin gouverneur de Blaye à partir du 10 septembre 1586 date à laquelle il fut nommé par le roi Henri III en personne, ce dernier voulant un sujet tout entier dévoué à sa cause pour commander une place dont il avait saisi toute l’importance. En vérité ce choix fut malheureux.
[7] Sous l’ancienne monarchie, on appelait convoi de Bordeaux un impôt qui se levait sur certaines denrées transportées par mer, et spécialement sur les vins, eaux-de-vie, etc. L’origine de ce droit explique le nom qu’il portait. Les bourgeois et marchands de Bordeaux faisaient primitivement escorter leurs navires par des vaisseaux armés en guerre, et s’imposaient une taxe pour subvenir aux frais de ce convoi. Dans la suite, les rois disposant seuls de la marine militaire, se chargèrent de faire escorter les navires de commerce et établirent pour subvenir aux frais de convoi un droit de douane permanent qui garda le nom de convoi de Bordeaux. Le bureau établi pour la perception de cette taxe s’appelait aussi convoi de Bordeaux.
[8] En cette fin du 17ème siècle, grâce aux innovations techniques, notamment dans l’amélioration de la qualité de la poudre, mais aussi organisationnelle l’artillerie française est devenue une arme à part entière et a atteint une redoutable efficacité. Ainsi, pour ce qui nous intéresse ici, la défense des côtes, il est désormais possible de traiter des cibles, même mobiles, à des distances jusqu’alors impensables : après quelques coups de réglage, l’on a de fortes chances d’atteindre un vaisseau situé entre 500 et 700 mètres des pièces, selon les calibres, et de lui causer des dommages irrémédiables.
[9] Vauban propose de construire une batterie capable de porter 30 pièces de canons au milieu du fleuve sur une île apparue il y a une quinzaine d’années (cela deviendra fort Pâté) et en vis-à-vis sur la rive opposée, un fort capable d’héberger une petite garnison de 200 hommes prélevés sur la place de Blaye et relevée tous les huit jours (cela deviendra fort Médoc).
[10] En cette fin d’octobre 1685, Vauban n’est pas sans ignorer la résurgence du problème religieux qui va aboutir à la révocation de l’édit de Nantes, sans nul doute la plus grosse erreur de Louis XIV. Attentif aux ordres donnés par le pouvoir royal vis-à-vis des Huguenots et des conséquences que cela peut avoir, nul mieux que lui ne connait la valeur d’une place militaire de premier plan en cas de révolte.
[11] Si la Bretagne est en première ligne de cette frontière maritime, le reste de la côte atlantique n’est pour autant pas négligée et cela jusqu’à Bayonne. On notera en particulier l’importance de Rochefort, préféré par Vauban à Brouage en train de s’ensabler, créé en 1666 et qui en quelques années va devenir le principal port de guerre chargé, notamment, d’assurer la sureté des deux grands ports de commerce de cette façade que sont Nantes et Bordeaux. On notera enfin que la défense proprement dite du port de Bordeaux ressortissait au château Trompette dont ce n’était pas l’unique mission (il tenait également la ville à la portée de ses canons).