A Blaye, tout le monde (ou presque…) sait que Georges-Eugène Haussmann a été sous-préfet de l’arrondissement. Mais dès lors que l’on pose des questions sur la durée de son séjour, ou bien encore sur son action, rares sont ceux capables de répondre...
C’est l’une des raisons qui a poussé la Société des Amis du vieux Blaye à faire revivre cet épisode de la vie de notre cité en proposant à ses adhérents et à tous ceux qui le souhaitaient une série de deux conférences intitulées "Itinéraire d’un homme d’exception, Georges Eugène Haussmann".
La première a eu lieu le 17 novembre dernier dans la grande salle de la Maison des vins, aimablement prêtée, une fois de plus, par le syndicat viticole des Blaye Côtes de Bordeaux, dont nous vous encourageons à découvrir le nouveau et remarquable site Internet http://www.vin-blaye.com
Illustrant à merveille ce proverbe africain "Tu es le fils de ton époque plus que le fils de ton père", Georges-Eugène Haussmann compte parmi cette race d’hommes qui, confrontés à la grande histoire, celle qui fait et défait les nations, ont su saisir leur chance, le plus souvent en la provoquant, pour se forger un destin.
Pour ceux qui douteraient encore, la SAVB a le plaisir à vous inviter à prendre connaissance des lignes qui suivent. En les parcourant, chacun pourra se rendre compte combien fut exceptionnelle la destinée de cet homme hors du commun.
Nota : n’oubliez pas de cliquer sur les vignettes pour les agrandir.
Georges-Eugène Haussmann est né à Paris le 27 mars 1809. Il représente la 6ème génération d’une famille protestante venue de Cologne s’installer en Alsace, littéralement dévastée par la guerre de 30 ans, et cédée par l’Autriche au roi de France par le traité de Westphalie (1648).
Pendant tout le 18ème siècle, les Haussmann, luthériens convaincus, n’auront de cesse de s’intégrer et de réussir économiquement. Ayant l’esprit d’entreprise, de petits commerçants ils deviennent des industriels influents et prospères. A la veille de la révolution, les frères Haussmann sont dans le textile, ils emploient 30 000 ouvriers et assurent 3 à 4 millions d’exportation pour le département du Haut-Rhin.
L’écroulement de la monarchie ne leur pose aucun problème : n’appartenant pas à la noblesse (c’est d’ailleurs l’une des causes de leur réussite) ils accueillent avec enthousiasme les idées nouvelles.
Nicolas Haussmann, le grand-père paternel de Georges-Eugène, sera nommé par la convention "représentant en mission" chargé de veiller à l’enthousiasme populaire, au moral des troupes et au loyalisme des généraux. Véritables commissaires politiques aux pouvoirs exorbitants, Nicolas, contrairement à d’autres, ne se comportera cependant pas en sanguinaire.
Son fils Nicolas-Valentin, le futur père de Georges-Eugène, épouse Caroline Dentzel en 1806. Pour l’anecdote, le mariage est célébré à l’Hermitage [1]. Originaire du Palatinat et faisant partie du clan des Alsaciens, Georges Dentzel, le grand-père maternel a été représentant en mission, comme Nicolas Haussmann. Mais il a eu un parcours atypique qui fera l’admiration de Georges-Eugène.
Pasteur, amateur de bons vins et volontiers noceur, aumônier protestant du Royal Deux-Ponts, régiment d’infanterie allemand au service de la France, il fait partie du corps expéditionnaire de Rochambeau chargé d’aider les Américains dans leur guerre d’indépendance. En 1789, jetant son habit de pasteur aux orties, il se lance à corps perdu dans la révolution, est nommé représentant en mission auprès de l’armée du Rhin. Après différentes tribulations (il ira même en prison et n’échappera à la guillotine que grâce à la chute de Robespierre…), il obtient le grade d’adjudant général [2] en 1796 et est affecté à l’état-major de l’armée de l’intérieur. Mis d’office à la retraite par Bonaparte, il finit par convaincre celui-ci de son utilité compte tenu de sa pratique de l’allemand et de sa connaissance du pays. Rappelé en activité il fait la campagne de Prusse et réussit parfaitement puisqu’il est fait baron d’Empire avec tout ce qui s’y attache, notamment une garantie de rentes par l’État. Nommé gouverneur militaire de Vienne il y aura une conduite exemplaire à une époque où les Français sont de plus en plus haïs… Général d’empire, le baron Dentzel est bien évidemment un admirateur de Napoléon et c’est cette passion qu’il va communiquer sans peine à son petit-fils qui héritera d’ailleurs du premier de ses prénoms, le second étant celui de son parrain, son altesse impériale Eugène de Beauharnais. En revanche et contrairement à ce que beaucoup croient, il n’héritera pas de son titre de baron, celui-ci n’étant transmissible que par la filiation paternelle.
Ce qu’il faut retenir des origines de Georges-Eugène, ce sont trois traits de caractère fondamentaux que l’on va retrouver dans quelques années chez notre futur sous-préfet : culte protestant bien enraciné, farouche volonté de réussir et franche attirance pour un régime autoritaire, l’empire.
Né à Paris, mais de constitution fragile (symptômes de tuberculose pulmonaire, on disait alors la "phtisie"), Georges-Eugène est envoyé dès ses deux ans vivre "à la campagne", dans les propriétés du grand-père paternel à Chaville. Là il vit une prime enfance des plus heureuses, au milieu des champs et des bois qui entourent Versailles.
Mais l’affaire dure peu : le petit garçon a juste cinq ans quand l’empire s’écroule.
La restauration de la royauté est mal acceptée par le clan "Haussmann-Dentzel" qui se porte à rêver lors de l’épopée des cents jours. Mais le rêve est de courte durée…
Avec la chute définitive de Napoléon, ces notables issus de la révolution et de l’empire deviennent subitement des parias et vont connaître la précarité et l’humiliation des demi-soldes.
En février 1816, Georges-Eugène revient à Paris, il a sept ans. Le retour dans la maison familiale où vient d’arriver une petite sœur se passe mal, il n’est plus l’unique enfant qu’il était chez les grands-parents et il en souffre. De santé toujours fragile, il est mis en pension (payée par le grand-père paternel) en banlieue, à Sceaux où il va vivre une expérience tout à inhabituelle.
En effet, cette pension d’une cinquantaine d’élèves est tenue par l’ordre des Oratoriens, les meilleurs pédagogues de l’ancien régime. On y pratique avec brio la théorie du travail attrayant [3]. Outre les matières classiques, Georges-Eugène va s’initier à l’astronomie, la botanique, la physique, la chimie, la musique et pratiquer intensément le sport (saut, natation, course a pied, escrime, patinage). Toute sa vie il gardera un goût prononcé pour ces disciplines.
Ces deux années permettent à Georges-Eugène de réussir d’excellentes études secondaires d’abord au lycée Henri IV, puis au collège Bourbon (actuel lycée Condorcet). Toujours en proie à des symptômes de phtisie, il doit interrompre plusieurs fois ses études pour des séjours à la campagne. Pensionnaire pour des raisons financières (la pension est payée par son grand-père paternel et cela fait une bouche de moins à nourrir chez les Haussmann qui ne roulent pas sur l’or), il accumule les prix d’excellence et se forge de solides amitiés : celle d’Alfred de Musset notamment et surtout celle du duc de Chartres, fils aîné du duc d’Orléans, descendant d’Henri IV et de Louis XIV. Et l’on peut constater que Georges-Eugène, l’impérialiste, s’entend à merveille avec ce prince de sang royal dont l’action, nous le verrons ultérieurement, sera déterminante pour les débuts de la carrière de notre futur sous-préfet.
En 1826, bac en poche, il a 17 ans et s’inscrit à la faculté de droit pour un cursus qui durait à l’époque quatre ans. Il choisit le droit car, dans la société ultra-réactionnaire de Charles X, c’est l’une des rares formations encore possible pour un protestant, petit-fils de conventionnels ralliés à Napoléon et lui-même de convictions libérales : la porte de l’armée lui est fermée, comme celle de la magistrature ou de la haute fonction publique. Quel genre d’étudiant est Haussmann ? Contrairement à ses études secondaires où il a fait preuve d’excellence, Georges-Eugène est moyennement intéressé par le droit. Comme il en a pris goût chez les Oratoriens, il s’intéresse à des cours n’ayant rien à voir avec la faculté de droit : médecine, mathématiques, physique, chimie, littérature et y assiste en auditeur libre… Dans le même ordre d’idée, il pratique beaucoup de sport (escrime, tir au pistolet, natation, patinage), va au théâtre, fréquente les bals, joue (très bien) du violoncelle, du piano, de l’orgue et se fait même accepter au conservatoire où il étudiera avec un certain Berlioz.
Bref, profondément marqué par son grand-père, éduqué dans l’esprit des lumières, véritable bourreau de travail, Georges-Eugène s’affirme comme un bel homme (il mesure 1,92 m), à l’intelligence vive et à l’esprit curieux, sauf à l’égard de la politique qui ne l’intéresse pas. C’est un jeune dandy, bien dans l’esprit de son temps, l’épopée romantique. Cela dit, son rêve secret est de sortir du ghetto familial dans lequel il est enfermé pour vivre une vie confortable de bourgeois, la profession de notaire semble donc convenir tout à fait.
Mais l’Histoire va en décider autrement.
Et c’est par l’intermédiaire de son père que tout va basculer. Nicolas Valentin, le père de Georges-Eugène, n’a pas réussi sa reconversion : son fils le considère comme un raté. Fidèle parmi les fidèles au souvenir de l’empereur, vivant de la demi-solde depuis 1815, il dépense le peu d’argent qu’il a en inventions fumeuses qui ne fonctionnent jamais. Contrairement à la branche familiale restée en Alsace qui accroît sans cesse et toujours sa fortune, le père de Georges-Eugène végète…
En 1829, il trouve quand même les moyens financiers d’investir dans un nouveau journal, "le Temps". Lui-même, faisant partie du comité de rédaction, y participe activement en écrivant des articles qui se situent bien sûr dans le camp de l’opposition. Il convient de souligner que pour la première fois en France, la presse est en train de prendre une importance capitale : les journaux se vendent bien et l’on commence à se rendre compte de leur puissance pour formater l’opinion publique. Il est vrai aussi que les temps sont durs, la crise économique est là depuis plusieurs années, l’insécurité aussi (incendies en Normandie, envoi de trois régiments pour rétablir l’ordre) et le pouvoir royal accumule les maladresses. Charles X (frère de Louis XVI et de Louis XVIII, arrivé au pouvoir uniquement parce que Louis XVIII n’avait pas de descendance) a 76 ans et ne rêve que d’une chose : le retour à la royauté absolue. De fait il commet des erreurs grossières, notamment celle dite des ordonnances de St Cloud par lesquelles il dissout la Chambre des députés, modifie la loi électorale, organise de nouvelles élections et surtout, suspend la liberté de la presse. La prise d’Alger et le début de la conquête de l’Algérie ne parviendront pas à détourner l’attention du peuple des difficultés du pays et la révolution éclate le 27 juillet au matin, elle va durer trois jours et provoquer la mort de près de 2000 personnes (163 soldats et 1800 émeutiers).
C’est en portant secours à son père que Georges-Eugène est mêlé aux évènements. Comme d’autres journaux "Le temps" a lancé un appel à la désobéissance au roi, les gendarmes interviennent. L’affaire dérape, les anciens grognards de l’empereur qui ont connu la guerre des rues en Espagne se font une joie de donner un coup de main aux protestataires en apportant leurs connaissances militaires : on dévalise les armureries, on élève des barricades, des coups de feux partent, les premiers morts en appellent d’autres et ainsi de suite. Georges-Eugène se retrouve avec un fusil à la main et propose ses services pour établir la liaison entre la rédaction du Temps et son administrateur, installé à l’hôtel de ville, qui s’est proclamé "secrétaire du gouvernement provisoire".
Ce qui devait arriver arriva, au cours d’une de ces liaisons, Georges-Eugène est pris dans les combats et il reçoit une balle dans la cuisse (Cela lui vaudra d’ailleurs d’être décoré de la "croix spéciale de juillet", la médaille des héros de l’époque). La blessure ne l’empêche aucunement de participer aux évènements révolutionnaires en choisissant tout naturellement un camp qu’il connaît bien, celui des bonapartistes. Et ces derniers aident militairement son altesse royale Louis Philippe d’Orléans à devenir roi des Français [4]. Le 9 août, celui-ci prête serment. Georges-Eugène, promu ordonnance d’un colonel bonapartiste assiste à la cérémonie et y retrouve son ancien camarade de lycée, le prince d’Orléans, qui devient tout naturellement l’héritier du trône.
Ce qui vient de se passer a véritablement métamorphosé Georges-Eugène.
Et cela d’autant plus que les évènements s’enchaînent : avec le nouveau régime les Haussmann retrouvent leur place dans la société. Le père est réintégré dans l’armée comme sous-intendant, son second fils (Louis-Alphonse) rentre comme sous-lieutenant à Saumur il ne reste plus qu’à caser Georges-Eugène. Lui est trop indépendant pour choisir la carrière militaire et cela tombe bien car le nouveau régime peine à se mettre en place : les légitimistes (les partisans des Bourbons) en veulent au traître Louis-Philippe, les Républicains sont floués, les Bonapartistes, récompensés de leur aide, attendent.
Le nouveau régime a besoin d’hommes de confiance pour asseoir son autorité et c’est tout naturellement que le camarade de lycée de Georges-Eugène, le duc d’Orléans, va lui proposer un poste dans la haute administration. Entre la police et les préfectures, Georges-Eugène choisit la préfectorale. Et c’est ainsi que le 14 septembre 1830, il envoie une lettre au ministre de l’Intérieur, Guizot, pour lui demander l’administration d’une sous-préfecture.
Les choses ne se passent cependant pas comme on aurait pu le croire, car Guizot le ministre de l’Intérieur ne répond pas. Et que fait Georges-Eugène ? Nullement découragé, il recommence en utilisant toutes ses relations. Guizot ne répond toujours pas ? Georges-Eugène fait jouer le ban et l’arrière ban de ses connaissances en mettant en avant, sa participation aux trois glorieuses, l’amitié du duc d’Orléans, la branche alsacienne de sa famille, tout y passe. Rien ne vient, heureusement, Guizot démissionne en novembre. Tout est à recommencer. Beaucoup auraient laissé tomber, pas Georges-Eugène. Combatif et pugnace, ayant décidé quelque chose plus rien ne peut l’arrêter : il recommence les mêmes démarches envers le nouveau ministre de l’Intérieur, Montalivet. Il se fait recommander des mêmes personnes, fait intervenir des députés, des militaires, tout y passe une nouvelle fois et finalement l’obstination finit par payer : le 21 mai 1831, Georges-Eugène est nommé secrétaire général de la préfecture de la Vienne à Poitiers. Il lui a fallu plus de huit mois pour entrer dans la préfectorale, mais cela est fait, même si on ne lui a pas donné le poste qu’il souhaitait, il a mis un pied à l’étrier, a lui à présent d’avancer.
Cet épisode aura révélé plusieurs autres traits fondamentaux de son caractère : Georges-Eugène est un combatif, un obstiné qui ne recule devant rien. Quémander ne le dérange pas, quand il a décidé quelque chose plus rien ne l’arrête et il s’implique totalement dans ce qu’il entreprend.
Avec un doctorat de droit en poche, c’est un haut fonctionnaire loyaliste et orléaniste qui arrive à Poitiers. Âgé de 22 ans (ce qui est exceptionnellement jeune pour un tel poste) le nouveau secrétaire général est sûr de lui (ce sentiment lui vaudra d’ailleurs bien des déboires avec ses supérieurs…) et n’a qu’une envie : réussir une belle carrière. Oui, l’homme est ambitieux.
Travailleur acharné, c’est également un organisateur né, un charmeur aussi et accessoirement un bagarreur au vrai sens du terme.
Tout cela il le démontre au cours des 380 jours où il occupe ce poste. Constatant que son prédécesseur ne faisait rien ou presque, il commence par se rendre indispensable auprès du préfet. Rapidement ce dernier le remarque et accepte les propositions du nouveau secrétaire général sur l’organisation du travail au sein de la préfecture : Georges-Eugène met en place un système de suivi des affaires (depuis leur entrée à la préfecture jusqu’à la fin de leur traitement) qui se révèle d’une efficacité redoutable… Dès 6h00 à son bureau, il contrôle tout et devient rapidement la "plaque tournante" de la préfecture à qui rien ni personne n’échappe. Débordant d’énergie, il visite le département, les plus grandes entreprises, est présent partout où il y a des décisions à prendre. Célibataire, il sort beaucoup, va au théâtre, se montre en grande tenue en arborant fièrement la croix de juillet. Volontiers provocateur, il devient la cible des étudiants, à peine plus jeunes que lui, mais soucieux de l’ordre dont il est dépositaire, il n’hésite pas à en provoquer en duel et cela à deux reprises (l’un à l’épée et l’autre au pistolet). Les intéressés s’en tirent à bon compte, mais la leçon est apprise : on le craint.
A Paris, on s’intéresse toujours à lui et on le nomme sous-préfet à Yssingeaux, en Haute-Loire. Représentant du pouvoir chargé de surveiller le climat politique de son arrondissement (c’était le rôle premier d’un sous-préfet de l’époque) Georges-Eugène commence par faire le tour de son domaine pour établir un constat. Ses longues excursions à cheval à travers ce pays d’agriculture de moyenne montagne lui font prendre conscience de l’importance capitale des routes et des écoles pour lutter contre l’obscurantisme et le conservatisme. Au cours de ce bref séjour à Yssingeaux (il n’y reste que 5 mois) il montre de nouvelles facettes de son caractère : prenant ouvertement le parti de la bourgeoisie, il s’engage résolument dans la promotion de la monarchie de juillet en cherchant à diminuer l’influence encore grande dans les campagnes de la noblesse légitimiste (le "parti des châteaux") et celui du clergé catholique.
Nommé sous-préfet à Nérac, dans le Lot-et-Garonne, il y arrive à la mi-novembre 1832. D’emblée, il commence comme à Yssingeaux par faire le tour du pays pour s’en faire une idée. Ici, comme dans sa précédente affectation il retrouve la France rurale [5]. Après avoir établi son constat, il passe à la pratique pour faire ce qu’il n’a pas eu le temps de faire en Haute-Loire : construire des routes et des écoles. Sa méthode est audacieuse et il l’applique avec une détermination sans faille. Aidé il est vrai par deux lois fondamentales : la loi Guizot sur l’enseignement primaire (1833) qui vise à aider chaque commune à se doter d’une école et la loi sur les chemins vicinaux (1836) qui impose aux communes à lever des impôts pour les consacrer à l’entretien des chemins. Haussmann se lance à corps perdu dans son œuvre quitte à bousculer les hommes et leurs habitudes et les choses avancent vite. A Paris on cite Nérac en exemple et en juillet 1837 il est fait chevalier de la Légion d’Honneur. Comme c’était aussi le cas à Yssingeaux (et c’est probablement la principale raison pour laquelle il a été nommé dans ces deux sous-préfectures), il fréquente assidûment la communauté protestante. C’est d’ailleurs grâce à elle qu’il va connaître sa future épouse. Certes, à l’instar de l’illustre Henry IV qui possédait un château à Nérac, le sous-préfet a montré un grand intérêt pour les bergères de son arrondissement, mais la solitude lui pèse néanmoins. Il se lit d’amitié avec un pasteur Henri de Laharpe et de fil en aiguille ne tarde pas à se fiancer, puis se marier avec Octavie, la sœur dudit pasteur. Les Laharpe sont de riches négociants bordelais, d’origines suisses et protestantes bien sûr. Quant à Octavie, elle n’a qu’une envie rester : près de ses parents à Bordeaux, cela d’ailleurs n’est pas fait pour déplaire à Georges-Eugène... Le mariage a lieu le 17 octobre 1838, dans le temple des Chartrons à Bordeaux. Haussmann vient de réussir ce qu’il espérait : entrer de plein pied dans le monde des vrais notables, celui des riches propriétaires bourgeois, piliers de la monarchie de Juillet. A présent il ne lui reste plus qu’une chose : réussir sa carrière. Mais celle-ci végète et de manière assez inexplicable car les résultats sont là : à la fin de la décennie le pays est désenclavé, de nouveaux ponts ont été construits, une zone marécageuse, foyer de maladie, a été asséchée. En outre, le nombre d’élèves a doublé. Mais Georges-Eugène a un problème, s’il se fait beaucoup d’amis, il se fait également de nombreux ennemis, dont son supérieur hiérarchique le préfet du Lot-et-Garonne. A Paris, certains s’inquiètent aussi de ce jeune sous-préfet, brillant et fonceur, certes, mais qui fait quand même preuve d’une ambition jugée excessive en n’hésitant pas à solliciter un poste plus important et surtout en court-circuitant allègrement son supérieur hiérarchique, protestant comme lui et bordelais, qui en arrive à lui vouer une haine féroce… La sentence tombe et le 19 février 1840, Georges-Eugène est nommé sous-préfet à St Girons, dans l’Ariège… Il sera resté 8 ans dans le Lot-et-Garonne et y aura acquis une propriété à Houeillès, à 30 km de Nérac. C’est aussi durant ce laps de temps que naîtra sa fille Henriette.
Cette nomination à St Girons ne lui plait pas et il le fait savoir : c’est aussi un trait de caractère de Georges-Eugène, la franchise. Il n’hésite pas à écrire au ministre pour exprimer son mécontentement, songe à démissionner et monte même à Paris pour dire ce qu’il pense. Mais, combatif dans l’âme, une fois la déception passée, il rejoint St Girons et se jette à fond dans son travail. Célibataire géographique, il participe activement à la lutte des gendarmes et des douaniers envers les contrebandiers nombreux dans la région, il parcourt la montagne, dort à la belle étoile et vit intensément. Il a alors 31 ans, est dans la force de l’âge et ne laisse pas les femmes indifférentes… Il réfléchit aussi, étudie son environnement et découvre les bienfaits d’une eau saine en observant la triste réalité de la "vallée des crétins" [6]. Il restera seize mois à St Girons avant de recevoir une nouvelle affectation, plus conforme à ce qu’on lui avait promis pour le rapprocher de Bordeaux.
Il pensait avoir Libourne, on lui donne Blaye, il y restera plus de six ans (du 9 décembre 1841 au 17 mars 1848) et après un bref moment de déception, il en est finalement très satisfait pour plusieurs raisons à commencer par le fait qu’il n’est plus désormais qu’à 2 ou 3 heures de Bordeaux selon la marée [7] ce qui lui permet de garder un contact étroit avec sa belle-famille et toute la bourgeoisie bordelaise, celle des négociants, des armateurs, des gros propriétaires viticoles. Ensuite la sous-préfecture de Blaye est une bien belle maison si on la compare à ce qu’il a connu dans ses précédentes affectations. Dans ses mémoires, il en fait une description détaillée, note qu’elle a une salle de bain, ce qui devait être rare à l’époque, parle de son parc avec des massifs fort bien plantés et d’un ruisseau qui le sépare de la campagne environnante. Bref, c’était une bien belle demeure, qui a gardé d’ailleurs aujourd’hui un charme certain. Dans ses mémoires, Georges-Eugène fait également une description tout à fait remarquable de son arrondissement : il narre avec exactitude ce qu’il voit, donne des chiffres, ce qui permet de se faire une idée tout à fait claire de ce qu’était le Blayais profond du milieu du 19ème siècle. Les marais l’intéressent tout particulièrement, notamment les systèmes d’assèchement et de drainage construit par les Hollandais, mais aussi la manière de curer les canaux et il saura en faire bon usage quelques années plus tard.
L’œuvre de Georges-Eugène à Blaye se situe dans la droite ligne de ce qu’il a fait dans ses affectations précédentes : outre son travail administratif, il va s’occuper principalement des routes et des écoles. Son constat initial sur l’arrondissement est réaliste : bien que les lois existent les choses n’avancent guère car la volonté de les appliquer n’est pas là : l’immobilisme règne en maître, personne ne souhaite changer l’ordre des choses, "on est bien comme on est…" Évidemment une telle situation ne lui convient pas du tout et il s’attèle à la tâche avec l’ardeur qu’on lui connaît… Ayant l’expérience du travail en sous-préfecture (cela fait maintenant 10 ans qu’il est dans le métier…), toujours aussi lève-tôt, Georges-Eugène effectue son travail administratif en deux heures, ensuite il se livre à ce qui lui tient à cœur en passant le plus clair de son temps à l’extérieur de son bureau, pour convaincre et persuader ses interlocuteurs. Et il y parvient puisqu’en quelques années il va radicalement modifier le système de voies de communication. Outre les chemins vicinaux qui seront tous repris, souvent retracés pour en éliminer les contours aberrants, il ouvre de nouvelles routes et fait réparer celles qui étaient à l’abandon. En ce qui concerne l’éducation, en plus des écoles primaires qu’il incite à installer dans les petites communes, la grande réussite de Georges-Eugène sera de pousser la ville de Blaye à la création d’un collège communal absorbant les deux pensions existantes qui n’allaient que jusqu’à la 4ème. Durant tout son mandat, GE n’aura de cesse de mettre cet établissement, ancêtre de l’actuel lycée Jauffré Rudel, en valeur, n’hésitant d’ailleurs pas à s’impliquer personnellement dans son fonctionnement.
Autoritaire, fonceur, soucieux de faire carrière, Georges-Eugène n’hésite également pas à intervenir directement dans les affaires d’une commune comme ce fut le cas maintes fois à Blaye où le maire, Beaupoil de Saint-Aulaire, légitimiste rallié, n’y voyait aucun inconvénient, se portant malade dès lors qu’il risquait d’y avoir des discussions animées (dans ses mémoires, Georges-Eugène raconte qu’un jour il ne souhaitait pas qu’une affaire soit inscrite à l’ordre du jour du conseil municipal car elle n’était pas mûre, il le dit à Beaupoil de Saint-Aulaire, celui-ci lui dit tout simplement "Monsieur le Sous-Préfet, voulez-vous que j’aille me mettre au lit ?").
Dans notre bonne ville de Blaye, Georges-Eugène ne fait pas que travailler… Tout d’abord, sa femme ne venant que pour les grandes occasions, c’est lui qui se déplace vers Bordeaux et cela tous les samedis, voire les vendredis, en prenant le vapeur pour ne rentrer que les mardis matin… A Bordeaux, il est en étroite relation avec le préfet (le baron de Sers), qui lui laisse beaucoup de liberté, ce qui n’est pas pour déplaire à notre homme. Bénéficiant d’appartements dans l’hôtel particulier des Laharpe à Bordeaux (cours de Verdun) et dans leur maison de campagne du Bouscat, il fréquente assidûment le milieu des affaires en menant une vie mondaine qu’il apprécie de plus en plus… Il fréquente les châteaux, participe aux dégustations de grands crûs et s’initie à l’art du vin (plus tard il aura à l’hôtel de ville de Paris l’une des caves les plus somptueuses de la capitale). Développant une activité débordante, il fait partie de plusieurs sociétés savantes (Société Philomathique, d’agriculture, d’horticulture), se passionne pour les jardins d’hiver qui sont alors en vogue et pour les plantes tropicales (il lance la mode de l’orchidée).
En semaine, à Blaye, Georges-Eugène mène également une vie mondaine : il fréquente assidûment les hommes politiques et leur famille. A commencer par le maire de St Ciers-La-Lande, par ailleurs Pair de France et homme le plus riche de la Gironde [8], le marquis de Lamoignon. A la demande du marquis il va à la Cassine une fois par semaine et Georges-Eugène décrit avec force détail la manière de vivre du vieux monsieur, son éthique et sa philosophie. Il apprécie tout particulièrement l’un de ses propos : "Mon bon ami, ne vous contentez jamais de donner un ordre. Voyez de vos yeux comment on l’exécute. Il n’y a pas de maison bien tenue sans cela").
Ensuite, le marquis de la Grange député de l’arrondissement qui a acheté le château du même nom à la sortie de Blaye (il va d’ailleurs y rencontrer Lamartine et travailler à la décoration du parc).
Enfin, la comtesse Tanneguy-Dûchatel à Mirambeau, ancienne dame du palais de Napoléon Ier qui entretient un véritable culte pour l’empereur. Accessoirement elle était également la mère du ministre de l’Intérieur, ce qui permet à Georges-Eugène de ne pas oublier son avancement… Chose étonnante, il met ses talents d’organisateurs au service de ses hôtes : ainsi c’est lui qui organise, les bals, les fêtes, les dîners. Ayant le souci du détail, il parvient à des résultats qui forcent l’admiration. Organiser des fêtes, il sait faire, comme par exemple le jour ou le deuxième fils de Louis-Philippe, le duc de Nemours, en visite officielle dans la région, doit descendre la Gironde à la nuit tombée. Haussmann a l’idée de faire illuminer le fleuve tout le long du parcours par des lampions, de faire mettre des fanons de navire aux ailes des moulins à vent, de faire brûler des tonnelets de goudron là où il n’y a aucune habitation et demande au commandant de la citadelle de faire tirer des salves de cartouches à blanc au passage du navire… L’organisation est minutieuse et l’effet saisissant, tout le monde est émerveillé, on le félicite et c’est à cette occasion que le propriétaire du château de Beychevelle, que Georges-Eugène connaît bien, porte le célèbre toast en l’honneur de Louis Philippe :"Sur le plus beau fleuve du monde, avec le meilleur des vins, je bois au meilleur des rois".
Toutes ces années à Blaye, Georges-Eugène les vit pleinement. Mais cela ne plaît pas à tout le monde. Pour certains il en fait trop et une véritable cabale est montée contre lui. Le ministre de l’Intérieur est assailli de lettres réclamant son départ, parfois avec violence (le président du tribunal de commerce de Blaye parle du sous-préfet devenu "un instrument de désordre", un conseiller général affirme que "tout l’arrondissement souhaite son départ le plus tôt possible", les attaques pleuvent de partout : on lui reproche de "frayer avec les légitimistes" d’avoir fermé un petit séminaire catholique pour plaire aux Républicains… Bref, beaucoup de monde "veut sa peau". L’acharnement est trop évident pour que le ministre y prête attention, Georges-Eugène bien soutenu par le préfet sera même fait officier de la Légion d’Honneur (24.2.47). La cabale fait un bide, mais visiblement le caractère fonceur et aussi l’ambition évidente de notre sous-préfet sont capables de créer bien des rancœurs… Ce sera encore pire dans quelques années à Paris.
Pour clôturer cette période Blayaise de la vie de Georges-Eugène il importe de souligner deux évènements qui le concernent directement. Tout d’abord en 1842, il apprend la disparition accidentelle de son protecteur, le duc d’Orléans. Pour lui c’est un drame personnel, "une perte irréparable" écrit-il dans ses mémoires. Il est vrai que le prince royal l’avait beaucoup aidé en début de carrière et l’aurait fait encore et cela d’autant plus qu’il jouissait d’une popularité qui lui laissait promettre un grand avenir. Ensuite, événement plus heureux, le 1er décembre 1843 naît à Bordeaux sa seconde fille, Fanny-Valentine.
Arrive le mois de janvier 1848, le ministre de l’intérieur prévient discrètement Georges-Eugène de se tenir prêt à rejoindre Angoulême, pour y occuper le poste de préfet de la Charente.
Enfin la consécration tant attendue !
Mais une fois encore, l’histoire en décide autrement.
Du 23 au 25 février la révolution éclate à Paris, Louis-Philippe abdique, la République est proclamée.
A Blaye Georges-Eugène se lamente "Au moment de l’atteindre, j’échouai au port" écrit-il dans ses mémoires.
Qui parierait alors un sou sur son avenir, lui le petit-fils de conventionnel, fils d’un officier de l’empire, le décoré de juillet, l’orléaniste avéré qui a tout à craindre du changement politique…
Mais à Londres un exilé a compris que son heure était venue, rompant son isolement forcé il accourt à Paris et adresse à Lamartine, chef du gouvernement provisoire un fier message [9].
De cette République, la deuxième, sortira bientôt le second empire qui donnera enfin à Georges-Eugène Haussmann un destin à sa mesure.
Remarque : les mémoires écrites par Georges-Eugène Haussmann, peuvent être téléchargées gratuitement sur Internet à l’adresse qui suit :
http://gallica.bnf.fr/Search?ArianeWireIndex=index&p=1&lang=FR&q=m%C3%A9moires+de+georges+eug%C3%A8ne+haussmann
Il convient de souligner que seul le tome 1 traite de son passage à Blaye (chapitre IX, page 205 à 245)
[1] Le domaine de l’Ermitage est accolé au parc du château de Versailles, sur la route qui relie Versailles à St Cyr l’École. Ancien domaine de la Pompadour, il est devenu propriété des Dentzel et actuelle résidence de repos du Président de la République après avoir été celle du premier ministre jusqu’en 2008.
[2] Grade situé juste au-dessus de colonel qui, sous la révolution, était décerné à des administratifs attachés à un état-major de division. L’appellation ne survivra pas à l’empire.
[3] La pédagogie pratiquée est moderne et anticonformiste : toutes les occasions sont mises à profit pour attirer l’attention des enfants et éveiller leur intérêt (par exemple, pour apprendre la botanique, chacun cultive un petit lopin de terre ou bien encore la récompense des meilleurs consiste à assister aux cours des plus grands).
[4] Différence subtile, mais elle veut bien dire ce qu’elle veut dire : Louis Philippe accepte et souhaite une monarchie constitutionnelle.
[5] A cette époque, les 3/4 de la population française (de l’ordre de 32 millions) vit dans une commune de moins de 3 000 habitants.
[6] Georges-Eugène Haussmann sera le premier à établir un lien de cause à effet entre la fréquence anormalement élevée des crétins et goitreux d’une vallée de son arrondissement avec l’eau de cette vallée, suintant à travers des couches d’ardoise stratifiée et ne contenant ni phosphates ni carbonates de chaux.
[7] Le premier vapeur est mis en service en 1818 en Gironde. De nombreux Bateaux à vapeur partent tous les matins, pour Pauillac et Mortagne. Ils font escale à tous les endroits importants des deux rives (Bourg, Laroque, Blaye, etc.) et correspondent avec les voitures qui font le service de la Saintonge et de la Bretagne. En été, pendant la saison des bains, un service régulier est établi entre Bordeaux et Royan ; chaque matin, partent un bateau d’aller et un de retour.
[8] Le marquis de Lamoignon possédait une soixantaine de fermes qu’il louait, plus le marais de La Vergne dont il tairait un grand profit. Très jalousé, peu de gens voulaient bien se souvenir qu’il avait œuvré comme un forcené pour faire en sorte que les marais retrouvent leur prospérité dont il tirait parti, certes, mais qui profitaient également à tout le monde.
[9] "Messieurs, le peuple de Paris ayant détruit par son héroïsme les derniers vestiges de l’invasion étrangère, j’accours pour me ranger sous le drapeau de la République"